67.

Il faut se conformer à cette écriture qui raconte :
L’essence est plus chère depuis que le jeu consiste à pousser le minimum au maximum. J’étais attentif au moindre déboire d’Angeline depuis mon départ parce qu’en partant j’avais aussi déclenché chez elle l’ambition inanimée de ne plus tourner en rond, et mon départ avait mis son essence en ébullition, elle manquait de fuel et le prix de sa survie s’envolait exactement dans les profondeurs où je l’attendais.
C’était moi bien sûr qu’elle avait entendu dans le corridor du bout des catacombes. Mais un petit moi qui ne savait pas ce qu’il faisait là , embarqué dans une jolie histoire avec une blonde triste et bandante tripatouillant la porte que je cherchais. Le vieux ne pouvait rien faire avec ce délire qu’il avait depuis longtemps enterré, lui aussi tout comme Angeline, dans cet aspect rationnel de sa personnalité prévalant sur la plus grotesque des aberrations : une plaque gravée dont émane de la lumière alors qu’il n’y a aucune source d’énergie alentour.
Il faut s’inscrire soi-même dans une texture qu’on appelle dans certains milieux bien placés narrative. Tu comprends bien cela toi qui dois juger de ma prochaine couleur : non seulement j’ai employé le « je » mais en plus j’ai utilisé l’idée de la caméra, combien bancale et déplacée, pour réussir un petit peu à faire comme si c’était moi. Mais moi je suis dans une pièce close sous terre à essayer de me souvenir sans pouvoir admettre que c’est moi des événements qui ne se sont jamais produits sous cette forme : l’idée de Fulgence par exemple, ce vieux prof presque à la retraite, ça me rappelle tellement un film d’horreur que j’ai vu pas plus tard que hier avec un gars siphonné qui s’est aspergé l’uniforme avec un shake à la framboise avant de rentrer dans la salle ciné du secteur ETC.
C’est quand je dors officiellement que je garnis cet espace vide de ma fiche de toute une histoire que j’aurais bien aimé vivre. Parce qu’il y a un son là -dedans qui me fait du bien : celui de la continuité. Non je ne m’appelle pas Angeline, non je n’ai jamais connus de Fulgence, je n’ai connu que ce vaste vide de ce « je » qui me suivait avec sa caméra à travers les catacombes de Paris, cette petite pièce de puzzle inattaquable qui manquait à mes errances, tel ce type en cravate que j’ai croisé mille fois et qui à chaque fois arborait une mine différente, et des habitudes différentes, et une vie entière différente, parce que ce n’était jamais le même type. Mais je m’en suis foutue de cela, j’ai dépassé cette idée de représenter quoi que ce soit aux yeux des autres depuis que j’ai enterré le suicide de mon ex, depuis que je me suis enfuie hors de Paris, depuis que j’ai abandonné mon travail à la RATP. Et je pourrais faire dire à Angeline :
« Touchez la plaque elle est chaude… »
« Oui je sais, mais elle ne brillait pas aussi fort jusqu’à présent. Eteignez encore votre lampe. »
Et il est là tout contre moi avec sa caméra dont la diode gémit près de mon oreille, parce qu’il est mort et parce que je l’ai enterré, alors que Fulgence du loin de ma morale ruinée ajouterait :
« Vous êtes la clé, Angeline. »
La caméra dans mon dos hurlerait de bonheur en dévalant la roche ouverte sur l’écran de ma fiche et je crierais à Fulgence :
« Toute une rame a disparu, professeur, parce qu’une rame c’est gros, et mon ego, il est gros, il fallait bien que je l’enfile quelque part. »

J’aurais pu dire tout cela, pendant mon sommeil, devant le ronronnement lointain de l’ordinateur, j’ai été celle qui dort, celle qui racontant un bête cauchemar s’en va doucement au creux de cette répétitive errance que je suis seule à aimer.

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