Dans la salle du département d’architecture où nous étions entassés, à la lumière de ce matin blafard comme seule Lausanne sait les inventer au printemps, en 1993, le professeur Brulhard essayait de se rappeler d’un nom suite à une citation. Je me rappelle de ce prof, un échevelé grisonnant et distrait qui ne parvenait pas à faire de l’ombre à son principal répondant, le professeur Jacques Gubler. Il ne tâtonnait pas dans le but de réveiller les étudiants, ce lapsus le gênait vraiment et il se tordait sur sa chaise à notre hauteur dans cet atelier de projets, de honte de ne pas se souvenir d’une telle évidence. Il n’y avait que deux personnes qui se rendaient compte à ce moment précis de l’humiliation d’un tel oubli: le professeur lui-même et Léo. N’y tenant plus, et certainement un peu fier, Léo a levé le bras et clamé: “Wittgenstein!” Le prof a sursauté un honteux “merci” avant de poursuivre son oraison architecturale. Je me souviens de ce moment parce que j’étais proche de Léo et qu’à cet instant j’avais été particulièrement fier d’être assis à son côté et d’être son ami. Léo incarnait cette intelligence liée à la passion de l’architecture que je n’arrivais pas à développer. Par exemple à la fin de ma première année lorsque j’avais étalé sur le panneau d’affichage le rouleau prétentieux de mon projet, dont l’unique intérêt fut sans doute la véhémence du dessin, je n’ai pas été fier que les professeurs ou les assitants ou les autres étudiants admirent l’étalage de mon laborieux effort, mais j’ai été fier que Léo se dépêche d’aller chercher un autre étudiant aussi passioné que lui pour être présent à mon exposé. Il y a 14 ans donc, ceci s’est passé il y a 14 années, et je me demande ce qui explique l’élan de vie passionnée depuis cet instant, l’élan de vie qui l’a poussé à abandonner l’école d’architecture de Lausanne, à passer avec succès les examens d’entrée à l’université de Venise, à traverser les années d’études de l’architecture à Venise, à rencontrer Liesbeth, à vivre l’art et l’architecture avec elle, et aujourd’hui, à assiter à sa mort. Parce qu’il y a forcément un lien entre sa décision et ce qu’il vit. Je me demande si je peux comprendre la mort présente de Liesbeth dans la vie de Léo, dans la vie de Léo telle que je l’ai aperçue de loin, dans les sursauts d’une amitié taraudée par les aléas de l’existence. Si sa passion pour l’architecture et l’histoire de l’art ne l’avait pas amené à Venise, jamais il n’aurait rencontré Liesbeth, et jamais il n’aurait du assiter à sa mort. Ou est-ce qu’en ayant terminé ses études à Lausanne, ou à Paris, ou New-York que sais-je, aurait-il là aussi rencontré Liesbeth et aurait-il là encore assité à son trépas? Cette chaîne de causes à effets, vaut-elle la peine que je m’en préoccupe? Non bien sûr. Comme je ne peux la faire revivre, je ne peux expliquer qu’il l’a voit mourir. C’est pourtant ce que j’aimerais pour lui maintenant, lever mon bras devant ce lapsus de l’existence, lever mon bras et tout arrêter l’espace d’un instant, lever mon bras pour clamer devant ce professeur qui ne sait rien et qui a tout oublié: “Liesbeth!”, et que dans un sursaut impossible tout soit à nouveau rétabli, et fier, et existant, et passionné, pour Léo à mon côté. Liesbeth se tenait derrière nous ce matin-là , souriante, à Paris, à New-York, à Londres ou à Lausanne, et quand je me retourne, je la vois.
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Ce texte n’engage que son auteur et ne prétend en rien être exhaustif ou représentatif de quiconque. Il s’agit d’un instantané subjectif, d’une représentation parcellaire et momentanée, ayant pour but l’esquisse littéraire d’un personnage fictif autour d’une personne existante. En aucun cas ce texte n’a pour prétention ou objectif le viol de la vie privée ou la description unilatérale d’une personne existante. A considérer avec précautions, tel un tabloïde de seconde catégorie.
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