Poème en prose de septembre 2018
Tout est blanc.
Une chambre d’hôtel qui est blanche et vide.
Les murs sont blancs, le sol est cousu d’un tissu mat et clair, les meubles existent à peine. Ils sont autour du lit, des tables de nuit accrochées aux murs, blanches. La seule autre pièce est la salle de bain, blanche, qui s’ouvre derrière une porte coulissante, blanche. Une armoire se
dessine dans un mur par les ombres de ses battants.
La baie vitrée occupe tout un mur mais derrière on ne distingue rien parce que le ciel est blanc et que les rideaux diffusent cette blancheur dans la pièce.
On pourrait croire à la liberté, derrière cette baie, mais l’espace dehors est un prolongement flou de l’espace intérieur, et il n’amène rien de plus, que cette lumière pâle confortant la blancheur de la pièce.
Le lit est fait, ses draps sont blancs, tendus, parfaite ombre sur le sol cousu.
Elle est nue.
Il est nu.
Que regarde-t-elle ? Que regarde-t-il ? On ne sait pas.
Pas vraiment.
Ils se regardent peut-être. C’est un lien qui est là entre eux, dans le vide de l’air blanc. Mais ce n’est pas sûr. Ils pourraient être ailleurs. Ils pourraient ne rien ressentir de ce lieu. Ils pourraient ne pas se connaître, et pourtant au coeur de cette blancheur, ils se reconnaissent.
Comment ?
Parce qu’il n’y a rien.
Et qu’ils sont tout.
Pourquoi ?
Ils sont leur lien.
Elle a envie de sourire. Il hésite.
Elle est belle.
Trop belle, ici.
Y a-t-il autre chose que sa beauté ?
La lumière blanche est tellement brutale, ici. Une cloche sonne au loin. Annonçant une heure qui n’existe pas.
Il veut lui donner quelque chose.
Lui, il existe, mais il se sent sans importance. Artefact abstrait. Ajout inutile. Sa propre nudité dans la chambre immaculée lui paraît insultante, parce que tout est parfait, ici, et qu’elle irradie cette perfection simple. Blanche. Vierge.
Lui, il est un ajout. Indispensable, mais futile.
Alors elle s’avance vers lui et tend un bras.
Elle le traverse.
Dans la transition de leurs corps qui se pénètrent, un léger éclat électrique, une lueur bleutée, elle passe à travers lui, et sur le mur blanc face au lit des mots apparaissent.
Je t’aime.
Lettres noires.
Il n’y a rien d’autre que ces lettres noire inscrites d’une écriture fine et légère, maîtrisée et tranquille. Je t’aime.
Alors pourquoi a-t-il envie d’hurler ?
Il se retourne et lui attrape la main.
Autre éclat électrique qui fait trembler toute l’image.
Elle semble vaciller. Sous le choc.
Il murmure : mise à jour, je vous en supplie.
Mais l’éclat est maximal. Rien ne peut changer. Tout est figé.
Des lettres apparaissent sur un autre mur : rencontre.
Elle s’appuie sur le matelas, puis s’assied.
Ses seins pendent dans cette posture.
Il pense qu’elle vieillit.
Il pense que tout vieillit.
Tentant de l’effleurer encore, par l’épaule : sur le mur un autre mot apparaît, imprimé là, lettres noires, brillantes, fraîches : temps.
Il se sent épuisé.
Il aurait envie d’être ailleurs, mais aussi il ne peut pas s’imaginer être ailleurs que dans cette pièce.
Partir, c’est disparaître.
Est-ce mourir ? Non : c’est pire, c’est ne plus vivre.
Sur un autre mur : vivre. Le mot suinte et resplendit, net, vibrant telle une impression qui viendrait de l’intérieur, de l’intérieur d’un mur.
Elle cherche quelque chose, un appui plus ferme.
Une réalité.
Rien ici ne lui donne de l’être.
Elle suit une autre, et pourtant c’est elle.
Elle aimerait… Qu’aimerait-elle ?
Le toucher. Le toucher juste une fois, juste un peu.
Au plafond : toucher apparaît.
Il passe devant elle, lentement, se dirigeant vers la baie illuminée et matte.
Il sent déjà que cette tendresse qui les lie n’est ici qu’un artefact.
Un message spirituel dans un air tremblant de chair.
Sur un mur : artefact.
Les murs sont leurs peaux. Leurs pensées, des tatouages.
Il écarte le voile des rideaux : dehors il neige.
Il neige dans le brouillard.
Et maintenant, il commence à bander.
Elle aurait besoin d’un vent.
D’une plante verte, ou d’un légume.
N’importe quoi de vivant.
Du soleil. Des fraises. De l’alcool.
Une drogue.
Elle regarde ses mains qui tremblent légèrement.
Elle voit son sexe qui se tend doucement.
Il est sa drogue. Son échappatoire. Elle veut le manger.
Avaler son être et être en lui, pousser en lui, grandir, l’envahir.
Être en lui, être lui.
Être elle.
Il se tourne vers elle. Son sexe est à la hauteur de sa bouche.
Elle l’attrape, il le lui donne.
Mais l’éclat électrique violent remplace leur désir.
Sur le mur, sous je t’aime : toi, moi.
Il recule.
Elle se laisse aller en arrière sur le lit.
Son corps resplendit dans la blancheur des draps tendus.
Elle étire ses bras, elle se sent lascive, en manque.
Lui, une envie de vomir lui noue la gorge.
Le mur : solitude s’inscrit.
Il constate avec dégoût et délectation qu’il peut attraper son propre membre.
Voyant cela, elle met la main entre ses jambes.
L’amour ne peut rien faire d’autre que de suivre l’élan donné.
Il recule, car son sperme n’a plus aucun sens ici.
Il la voit se tendre et respirer plus fort.
Elle jouit vite.
Elle jouit seule.
Car lui, il n’est pas là : il se sent mourir.
Au plafond : mort en lettres noires.
Jouissance noire, jouissance morte, jouissance seule.
Elle se redresse lentement, souriant, vaguement.
L’ordre dans ses idées reprend le dessus : il faut détruire.
Au-delà du désir : l’achèvement et la reconstruction.
Se tendant brusquement, elle le toise, souriante mais dure.
Peut-elle parler ?
Oui, mais non.
Chaque mot s’inscrit.
Il n’y a pas de douceur, ni de flux aléatoire, de la parole.
Tout est écrit, brut, immédiat, électrique. Sur le mur.
Elle a peur de parler. Mais en même temps, c’est un pouvoir.
Pouvoir tout dire.
Parler, ici, c’est déclamer un discours devant le monde pour toujours.
« Tu m’aimes ? », sur un mur.
Tout de suite, cette question après la jouissance lui paraît ridicule.
« Oui. »
Il voit le oui près de lui sur le mur près de Tu m’aimes, mot tremblant dans l’encre noire fraîche. Il ajoute :
« Cette chambre est notre amour. »
« Pourquoi tu ne jouis pas ? »
« Parce que cette chambre est notre amour. »
Il se sent piégé.
Comprenant maintenant que cette chambre est sa chambre.
Que ce lien est cette étrangère, qu’il connait en tout.
Qu’il invite dans cette chambre, dont il ne connait presque rien.
Que cette chambre existe enfin, grâce à ce lien.
Qu’il existe enfin, grâce à elle.
« J’attends que tu m’apprennes à être moi-même. »
Elle s’avance un peu vers lui, incertaine, mais tranquille.
Sa nudité intouchable, soudain elle la sent investie d’une force, ici.
« Tu m’as invitée ? »
Il se sent vide, démuni, il comprend que dans cette pièce vide elle est l’ombre pure marquant la limite entre lui et l’autre.
Son corps nu devant lui est la pureté.
La pureté est ce qui le détache du monde.
Ce qui le détache du monde, c’est le reste de lui.
Et quand il ne reste rien entre l’ombre et la lumière, c’est juste…
« Moi »
Qui s’inscrit sur le mur.
Qu’elle est la seule autre à entrer en lui.
« Je ne jouis pas. Je me sens violé. Et déjà, c’est bon, incroyablement bon. »
« Tu mens », répond-elle.
« Elle a raison », pense-t-il, mais déjà ses mots sont inscrits sur le mur nu de la chambre.
« Tu ne me cherches pas moi. »
Elle regarde autour d’elle et voit cette chambre.
Elle sent le vide.
Elle sent cette inassouvissable absence.
Cette absence lui appartient-elle ? Non.
Personne ne peut remplir ce vide.
« Je cherche l’impossible moi. »
Ces mots se sont mis sous Je t’aime.
Ils brillent, limpides.
« Tu n’aimes que parce que je t’en approche plus que Tout. »
Terrassé, il vacille. Il sait que c’est faux, il sait que c’est vrai.
Il ne m’aime rien de plus qu’elle.
Deux points se dessinent en travers des murs et une droite infâme relie Je à Tu.
Tout est paisible dans la pièce.
La blancheur, sinon les mots s’inscrivant, est tranquille.
Un soleil mort et parfait illumine une chambre vierge.
Il neige dehors, d’une neige absente, d’un temps sans essence.
Des êtres de vie auraient envie d’y exister, sans succès.
Il n’y a ici que l’essence de la vie, donc la mort qui la tend,
Vers le vide.
L’amour est cette blancheur mortelle que marquent les ombres rares de la pièce.
Et leurs corps ? Que sont leurs corps si ce n’est des loups solitaires aux abois ?
L’absence est évidente. Le manque est évident. L’impossible réunion est évidente.
La chambre immaculée brille de toutes ces évidences.
Elle est moi. Et moi ? J’erre dans le brouillard dont tous savent tout : l’inconnu.
Se dit-il, en l’approchant, près des yeux.
Car ses yeux, il n’a pas besoin de les toucher, il peut les voir.
« Voir » s’inscrit sur un mur.
Il se penche vers elle, car accomplie elle s’est rassise sur le lit.
Il se penche sans amour :
« Tu n’es rien sans moi. »
Et elle sait alors qu’elle ne possède qu’une réponse ici, pour survivre :
« Je ne suis rien sans toi. Et tu n’es rien sans moi. »
Cette pièce, c’est lui, et il l’a invitée, et c’est eux.
Maintenant, tous leurs mots d’amour, et d’envie, et d’absence, et de doute, et de rêves, et de haine s’inscrivent sur les murs.
Nus, ils n’arrivent plus à l’être…
Tout doit paraître.
Et c’est moche.
Et c’est beau, parce que c’est tout.
Tout est beau et moche aussi.
Les murs ne sont jamais rassasiés de tout ce qui s’y inscrit.
Leurs vies en marquent toute la blancheur.
Leurs vies sont la marque des terreurs et des beautés.
Que reste-t-il de blanc dans la pièce ?
Même leurs corps sont tatoués de rêves et de vexations.
Leurs idées sont vidées de tout ce qui ne les a pas entouré.
Et dans cette frénésie d’hiéroglyphes ne subsiste qu’un vide :
Toi
Je suis toi effacé dans la pièce immaculée.
Je suis toi se levant dans la frénésie des mots de ma vie.
Je suis toi nue de tout ce qui m’a attaché.
Je suis toi parce que ça n’a pas de sens d’être moi au-delà de toi.
Je suis moi, enfin, parce que je suis cette pièce immaculée, en toi.
Il hurle : mise à jour, maintenant !
Et alors, à sa surprise, il n’est plus qu’elle.
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