Les officiers n’ont pas tout de suite remarqué la présence d’un civil parmi eux. A vrai dire, ils n’ont même pas remarqué mes deux acolytes qui sont restés bouche-bée en débarquant sur la passerelle de commandement. Les instruments de navigation et de communication automatisés paraissaient doués de vie propre, nonobstant la complète dégénérescence des humains à leurs côtés. J’ai remarqué le joystick qui remplaçait le gouvernail osciller tout seul pour corriger la trajectoire dans la blancheur laiteuse cernant les baies vitrées de la passerelle. Mais aucun des officiers ne remarquait plus quoi que ce soit. Ils avaient sans doute cherché au départ à transformer le lieu en un endroit plus festif, aménageant un coin canapé, quelques matelas, mais à ce stade de déchéance toutes les surfaces planes et les tables-écrans de navigation étaient recouverts de bouteilles, cendriers, verres, cannettes, paquets de cigarettes. Le gyrophare d’alerte tournoyait en silence telle une piteuse imitation de lumière festive, au rythme des basses noires et denses qui émanaient d’une enceinte improvisée, techno syncopée, lancinante. Certains officiers dépareillés ou en slip dansaient comme des zombies, quasi inertes, un verre ou une bouteille à la main. Plusieurs femmes avaient les fesses à l’air, inconscientes, étalées sur les matelas et le canapé. L’une d’elle suçait avec application le manche d’une pelle à poussière après avoir sans doute eu l’idée de ramasser les débris de verre jonchant le sol. Une collègue sa chemise blanche d’officier entrouverte et déchirée sniffait de la coke à même la table de contrôle. Une autre léchait la cire dégoulinant d’une épaisse bougie plantée parterre, lappant à quatre pattes sans ressentir aucune douleur, ses mains en sang dans les débris de verre. Un officier au fond de la cabine se faisait chevaucher tour à tour par deux de ses collègues qui riaient hystériquement. Un autre affalé en travers du corps nu d’une Dormeuse lui enfilait dans le gosier avec minutie des pilules de MDMA ou autre, et elle commençait à être prise de convulsions. Le capitaine, du moins celui qui paraissait le plus âgé, fumait du crack adossé à une femme qui se frottait contre lui les yeux mi-clos, en string, elle le branlait lentement sans qu’il ne bande, comme pour souligner le rythme amorphe des basses.
Un jeune officier à la mâchoire carrée a fini par me remarquer. Se redressant, il a titubé jusqu’à moi et a figé son visage à quelques centimètres du mien pour me scruter. L’un des soldats à mes côté l’a aidé à se maintenir droit mais il s’est dégagé d’un brusque coup d’épaule qui l’a presque fait basculer à la renverse.
Les yeux injectés de sang, il puait la vodka, il crissait des dents, un reste de coke au bord de la narine. J’avais devant moi la merveilleuse vision d’une autorité au stade terminal de la déroute.
« Grembl…dormeur, fout là? », peina-t-il à articuler.
Quand il a lentement déboutonné l’étui de son revolver, je me suis dit que de monter ici avait été une mauvaise idée.
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