H48

Le petit garçon devait avoir 10 ans. Il me fixait avec ses grands yeux dépassés par toute l’irréalité de la situation depuis l’entrejambe de sa mère tremblante qui le serrait fort.
A bien y penser, cela faisait des mois que je n’avais plus croisé un enfant, juste un enfant, ses petites mains, ses grands yeux, ses cheveux ébouriffés. Au fond de moi je m’étais réfugié dans l’idée qu’ils avaient tous fui ce monde pour une destination colorée seule connue d’eux. Alors que certains journalistes avaient évoqué des déportations massives au Canada, en Russie et en Chine.
« Ils sont clandestins. Elle a voulu suivre son mari endormi par la Violette et les voilà embarqués dans cette histoire, » a chuchoté Marguerite en me dévisageant.
On entendait maintenant régulièrement des coups de feu ponctuels et nous avons pensé au père. Méticuleux et acharnés, les soldats étaient en train de vider leurs chargeurs dans les crânes des Dormeurs, dans les containers. Des cris et des ordres aboyés s’approchaient. Ils défonçaient les portes une à une ou mitraillaient les serrures par brèves rafales. Les gens hurlaient, suppliaient, avant d’être abattus. Après la panique, l’implacable logique militaire avait pris le dessus et même si elle n’en comprenait plus les raisons la machine humaine broyait désormais tout sur son passage.
Le hublot avait environ 50cm de diamètre mais il était vissé à la paroi métallique et en verre trempé. J’ai considéré mon pistolet semi-automatique, puis le hublot. De vagues notions de mon école de recrue me sont revenues:
« Ça doit être un 9mm… Bon poussez-vous ça peut le faire. »
« Dès que tu tires ils vont se jeter sur notre cabine! »
« Je sais mais on fait quoi alors? On attend qu’ils arrivent? »
« Elles ne vont pas ricocher? »
Je l’ai fixée et elle a compris que je n’en savais rien.
La première balle s’est figée dans le verre, la seconde aussi, mais la troisième a fait exploser le hublot en morceaux. Les militaires ont entendu mais ils n’ont pas tout de suite pu nous localiser.
J’ai considéré le brouillard au-delà et l’eau noire dix mètres plus bas.
« Il y a des bâtiments non? Là-bas… », a murmuré la mère.
Dans les bandeaux de nuages qui se déchiraient, on distinguait en effet une côte et une ville, à quelques centaines de mètres, des ombres spectrales sans vie. Un major aboyait des ordres et ils ont tenté d’ouvrir la porte de notre cabine. J’ai regardé Marguerite:
« Vas-y toi d’abord. »
Elle a balayé les restes de verre et s’est hissée, puis elle a eu un court moment d’hésitation la tête en bas et avec un piaillement elle s’est laissée tomber dans l’eau. J’ai fait signe à la mère d’y aller, ensuite j’ai tenu le garçon par les pieds et il a plongé entre elle et Marguerite. La porte dans mon dos a été éventrée à coups de crosses et j’ai tiré dans leur direction ce qui les a retenu quelques secondes. Tandis que les soldats hurlaient des insanités, j’ai grimpé dans le hublot et me suis tenu un instant dans le vide, mon corps pendant contre la coque. Dans les lacis de brume et la houle noire mes trois acolytes plus bas m’observaient, ils m’attendaient comme si nous étions déjà ensemble une petite famille bizarre de la fin des temps.
Les militaires pénétraient dans la cabine quand je me suis laissé tomber, soudain saisi par l’eau noire et glaciale.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Calcul *Chargement du capcha…