La neige se mit à tomber un peu plus tard dans l’après-midi, quand l’éclat laiteux du ciel s’assombrit. On avait sorti de gros manteaux laineux qui nous faisaient ressembler à une démultiplication du même personnage dans un tableau surréaliste de Magritte. Des bonhommes gris, asexués, vagabondant d’un pont à l’autre, grimpant lourdement les escaliers en échelle. Parfois, deux militaires passaient. Ils ne disaient pas grand chose, nous observant de loin presque avec dégoût.
« Les camés du temps. »
J’ai sursauté, pris par surprise par cette voix féminine si proche dans mon dos alors que le navire était le plus souvent nimbé d’un mauvais silence à peine interrompu pas les quelques bourrasques.
Dans son manteau entrouvert, elle possédait des attributs généraux sensuels: hanches larges, fesses rebondies, seins généreux, bras assez épais mais le visage large et fin tout à la fois, figé dans un sourire sardonique alors qu’elle s’écartait de moi pivotant autour de son bras tendu, accrochée à la balustrade, dans un tournoiement presque séducteur. Elle m’a tout de suite impressionné, si radicalement différente de Nathalie. J’ai pris un air solitaire, teinté de mystère, pour donner le change:
« Ils n’ont jamais trouvé un milligramme de substance illégale dans les veines de ceux qui dorment. »
Elle m’a souri de biais en se retournant vers la mer qui surgissait parfois du brouillard. Puis elle m’a tendu brusquement le dos de sa main comme pour un baise-main, plissant des yeux pour m’y inviter, charmeuse. Hésitant, je l’ai saisie en la secouant un peu.
« Marguerite. »
« David. »
« Enchantée, David! Mais tu vois on peut être camés de tout plein de choses invisibles. Invisibles d’abord. »
J’étais bien sûr d’accord avec elle. L’absence de traces de la violette ne signifiait pas que nous étions indemnes. Au contraire, l’absence de la substance elle-même, l’absence d’effets secondaires, l’absence de tout en fait, ce vide dans la drogue, pendant son effet, n’avait d’égal que le vide après, dans un état conscient mais avec une âme transie, éberluée.
« …Comme si on avait traversé un grand désert glacial, de sable noir, de ciel noir sans étoiles, d’horizon à peine visible, présent… mais toujours absent, » ai-je terminé en murmurant.
Elle a posé sa main sur la mienne agrippée au bastingage, un lien soudain qui m’a semblé presque vide, une petite étincelle d’une autre existence bannie.
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