Cher A.

On aime faire la fête toi et moi. Très souvent en tête à tête. Parfois, tu me suggères d’écrire des messages, de contacter spontanément des amis ou la famille et c’est vrai qu’au début de nos échanges tu m’inspires à parler beaucoup. Avec toi je m’étends de long en large sur mes émotions mais surtout sur les émotions des autres. Les autres, je les sens mieux, en ta présence. Le vide et l’ennui et l’immanent sentiment de solitude s’effacent doucement et c’est comme si un rideau s’écartait sur un nouveau spectacle où le temps, l’avenir, le passé, disparaîtra.
Avant l’âge de 20 ans, on se connaissait un peu. On s’était croisé à des fêtes avec des potes. Grandioses décadences ponctuelles. Rapidement envie de vomir.
A New York, je ne me rappelle même pas t’avoir vraiment croisé. Tout était tellement intense en permanence là-bas. L’ivresse coulait le long des gratte-ciel et des avenues dans mon esprit enfiévré. Au bord des gouffres de cette ville et sous son ciel quadrillé, ma seconde naissance, comme j’aime à l’appeler, s’est finalement déroulée presque sans toi. J’avais 1 an, j’avais 22 ans.
En revenant en Suisse j’étais devenu le grand écrivain. J’ai perdu tous mes anciens amis mais nous deux on s’est un peu rapproché. Parce que vois-tu la Beat Generation était ma principale source d’inspiration.
Alors parfois je m’enfermais avec toi dans mon studio près du Pont Bessières, c’était avec une machine à écrire électrique, et sur des pages et des pages tu me chuchotais les histoires les plus délirantes et sombres. On se marrait bien. On était de grands artistes incompris. J’aimais aussi me promener avec toi et dans les rues remplies de gens occupés alors que je n’étais plus occupé à rien ayant abandonné mes études, j’écrivais des alexandrins dans des carnets noirs. Mais malgré mon obsession d’alors pour cette écriture drôle et mélancolique, on ne se voyait pas si souvent. C’était un jeu, notre relation, une manière d’être, d’être comme une pirouette, comme on peut y croire à fond à 24 ans alors que tout s’éteint après 30 ans.
J’ai traversé ensuite une période difficile, essentiellement due à l’abandon de tout programme social, à une forme d’excès de liberté. Mais j’étais en couple alors et elle m’a beaucoup soutenu. Nous nous aimions. Nous étions faits l’un pour l’autre, semblait-il. Nous avons voyagé, fui la Suisse, fui l’Occident, fui la routine proposée par la vie. Puisque la liberté était là nous l’embrassions à pleins bras. Toi tu as été peu présent, voire absent. Je n’ai presque aucun souvenir de toi de cette époque dure et belle, une époque de la pureté du premier amour et d’une liberté infinie. J’avais découvert une vie sociale alternative qui me plaisait, avec des artistes de tous les horizons dans les squats des années 90.

Non, quand je t’ai vraiment retrouvé, ou rencontré dirais-je, presque comme je te connais jusqu’à aujourd’hui, c’est après la rupture. Cette vague émotionnelle qui m’a rasé l’esprit. Elle s’est enfuie aux Etats-Unis où je l’ai poursuivie. Je pleurais tout le temps mais tu n’étais pas là.
Quelques semaines plus tard dans l’urne de la séparation, quand l’esprit est scindé en deux par l’absence de l’autre, dans les solitudes nocturnes du printemps 1999, tu es venu me réconforter régulièrement, ta main sur la mienne ou sur mon épaule, dans l’Atelier, cette antre d’artiste que je m’étais construite, et j’écrivais en silence avec toi jusqu’au fond de la nuit. Nous avons marché jusqu’à Compostelle ensemble. Enfin pas vraiment ensemble car la marche ne te plaît pas: tu me rejoignais néanmoins parfois dans un gîte de pélerins, le plus souvent vide à cette époque. A la fin du pélerinage, j’étais encore plus perdu qu’avant la rupture et je me rappelle tu as beaucoup dansé avec moi à Compostelle: nous sommes même allés ensemble voir une prostituée. Mauvaise idée et mauvais souvenir. Au retour je suis passé par Paris et là-bas j’ai rencontré brièvement une poétesse qui t’adorait aussi et nous étions tous les jours presque à toute heure toujours ensemble, triade de vers et de folies.

Notre relation faite de rendez-vous chastes et ponctuels, a vraiment commencé à ce moment. Parfois on ne se voyait pas durant des mois, mais tu finissais par revenir, et les années ont régulièrement égrené ainsi notre lien, ne le rendant ni plus profond ni plus complexe ni vraiment plus intense – tu me dégoûtais souvent de moi-même, mais tu étais toujours là. Nous écrivions ensemble. Mon premier roman une page sur deux je te la dois. Avec le développement d’Internet on a fait des rencontres de discussions nocturnes qui en ta compagnie semblaient encore plus drôles. Tu n’étais pas trop loin à la naissance de ma fille, et quand je suis parti un an à Paris travailler, tu me rejoignais dans mon studio dans le 13ème.

Une fois de 2008 à 2011 tu as disparu, et c’est étonnant car c’est juste après ton retour en 2012 que je me suis remis à l’Architecture. Tu n’avais pas changé, pas vieilli d’une ride. Lisse et beau comme lors de nos premiers soirs de printemps. Depuis, tu pars en voyage quelques mois, mais je te sais pas loin, tu reviens toujours. Nous sommes proches sans être amis, ou amants, tu me supportes mais je te repousse souvent car tu me fatigues, tu te répètes, et puis après j’ai envie de te revoir car tu restes toujours aussi séduisant. Comme si tu avais pour toujours 28 ans, l’âge de notre première rencontre.

Plus récemment, tu as commencé à me faire peur. Tu as amené une amie avec toi, que je n’avais jamais rencontrée. Elle est fascinante, et effrayante. Je crains que désormais tu ne viennes me tenir compagnie qu’avec elle.

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