Une lente adaptation des systèmes politiques s’était déroulée sous mes yeux sans que personne ne s’en aperçoive. Néanmoins, une célèbre journaliste avait osé terminé sa rubrique par « …et c’est donc ainsi que la démocratie meurt: sous un tonnerre d’applaudissements. » La journaliste en question avait disparu peu après.
J’avais été de ceux qui applaudissaient, quand je travaillais encore. Puit petit à petit j’avais ressenti le graduel affaissement de la confiance des jeunes dans le système politique et avec les ans, la conviction naissante que les votations populaires amenaient au pouvoir des personnes en qui d’emblée personne n’avait confiance. On votait par devoir, comme une ancienne croyance à laquelle on obéit encore, on s’agenouillait mais on ne priait plus personne.
Nathalie se faisait un nouveau tatouage à chaque fois qu’un pays basculait dans ce qu’elle surnommait la démocratie dictatoriale. Elle avait ce côté radical, extrémiste politique qui avait d’abord cru en l’écologie, puis au nouveau féminisme, avant de réaliser qu’on ne pourrait rien faire en se collant à des routes ou en montrant ses seins, que l’arène était politique et qu’il fallait se battre avec les armes mises en place par ceux-là mêmes pour qui une majorité ténébreuse avait voté. Elle disait: « Majorité ténébreuse. » J’ai souri à ce souvenir dans la pénombre bleutée de la cabine que je partageais avec trois hommes qui dormaient 10 heures par jour mais sans la poudre, par pure et simple dépression.
« …ça ressemble à une démocratie, tu vois on vote, du coup on pense que tout est légitime, mais en Russie ça fait depuis longtemps qu’ils votent pour un dictateur non? En fait les gens savent bien que c’est bidon, en fait je vais te dire ils s’en tapent. Ils élisent des représentants en haussant des épaules, ou pire par provocation. Beaucoup parmi les plus jeunes des Nouveaux Groupuscules votent pour le plus grand fouteur de merde. Ils ne sont pas anar. Ils ne savent plus en quoi croire. Ils ne croient plus en rien. C’est la majorité ténébreuse qui décide de tout, mais personne ne sait vraiment qui c’est. » Elle avait commencé à prendre la violette par désespoir, elle avait augmenté les doses bien plus vite que moi.
Les militaires n’avaient même pris la peine de fouiller ceux qui dormaient dans les containers comme elle, et je soupçonnais qu’ils s’y réveillaient et en reprenaient tout de suite, comme pour attendre ce jour lumineux qui ne viendrait pas plus dans 15 heures que dans un an.
De retour sur le pont avec un café entre mes mains j’ai aperçu les rives dans le brouillard. Nous étions en train de remonter un estuaire ou un fleuve. Marguerite a voulu faire l’amour dans les douches pour femmes, « pour oublier, viens! », mais je n’ai pas pu bander. Je repensais à la majorité ténébreuse errant dans la brume au-delà des rives mortes, dans le silence en rangs serrés d’ombres.
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