Je me suis rapproché des deux militaires que je croisais souvent à l’avant du navire. Ils avaient l’air moins débiles que les autres, l’un fumait frénétiquement cigarette sur cigarette, âgé de 20 ans tout au plus. Il m’a confié qu’ils avaient été forcés d’abandonner leurs études d’architecture au moment d’être enrôlés.
« Mais où sont vos officiers supérieurs? Je ne croise que de simples soldats sur les ponts et dans la cantine. »
Ils ont échangé un regard nerveux.
« Les officiers restent dans la salle des opérations. A vrai dire… Ils sont ivres la plupart du temps. Ils jouent à des jeux en réseau entre eux sur leurs téléphones, ou au poker. Ils ont de la coke aussi. Ils ont tous peur de s’endormir. Les femmes se laissent faire. Ils en cherchent parmi les ex-violettes parfois. Ils… Je ne sais pas quoi exactement et ensuite ils les forcent à en reprendre pour s’endormir. »
« Parfois… parfois ils leur font des trucs pendant qu’elles dorment », reprit l’autre soldat. Nerveux, il manipulait la gâchette de son fusil-mitrailleur et j’ai lentement écarté sa main de l’arme.
Je m’étais rendu compte de la tension nimbant les soldats autour de nous, mais j’ai pris conscience qu’elle n’était pas due à la présence des Dormeurs, comme les militaires les appelaient, elle provenait plutôt de la lente dislocation du concept de hiérarchie et d’autorité. Aucun capitaine, aucune autorité soumise à une plus vaste organisation, ne pilotait ce navire. L’armée elle-même était sur le point de s’effondrer.
« Si vous permettez, j’aimerais aller parler avec l’un de vos officiers supérieurs. Pourriez-vous m’accompagner? »
Les jeunes soldats se sont regardés, puis m’ont scruté, puis ils ont regardé autour d’eux.
« Vous ne voulez pas leur parler de ce qu’on vient de vous dire non? »
« Absolument pas. J’ai des informations confidentielles d’une extrême importance au sujet des Dormeurs dans les containers de ce cargo… »
En réalité, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Sans doute que je voulais voir à quel point ils étaient défoncés, à quel point ce bateau et ses passagers remontaient un fleuve sans aucune véritable destination, tous perdus dans l’épais brouillard qui ricanait en silence devant le constat vertigineux de cette annihilation.
Les deux soldats allaient utiliser le prétexte de ma demande pour constater eux aussi où en était leur hiérarchie directe. Ils m’ont encadré et nous sommes montés ensemble.
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